La nature en partage


Frédéric Jacquin, Paris, octobre 2021

Le pastel gras envahit pratiquement tout l’espace de la page. Et pourtant, elle n’est pas saturée. Les branches, les amas de verdure se ramifient, se dilatent et se retrouvent pris d’une frénésie expressive qui les fait ployer vers le sol.

Des éclats de lumière viennent percer la touffeur ambiante et organisent la formation des volumes. Aucun détail ne s’arroge la direction du regard. La touche, ferme et délicate, se répète tout en se nuançant. Elle permet d’embrasser d’un même élan la composition sans que rien n’en soit dissocié. Toutes les gammes de couleurs sont convoquées et participent au festin.

Claire Chauvel aime l’humus et la mousse, le lichen, la liane qui se courbe, le tronc perclus de vieille écorce. Elle s’immerge au plus prés qui soit de ce régime grouillant et silencieux tout en maintenant la distance qui lui fait voir et accomplir le dessin. Elle est un plongeur en pleine eau qui continue de respirer l’air du ciel. Par delà la surface, elle cherche le miroitement scintillant des lumières qui s’offrent à sa vue.
Elle quête ce que ce monde peut lui dire du sien et n’a d’autre réponse que ses yeux qui s’accoutument à la pénombre des sous-bois. Le tracé de sa main applique la pointe du pastel sur le papier et saisit dans l’instant la tâche imprévue, le tressaillement du hasard bienvenu. Le labeur dure le temps qu’elle se donne dans le pépiement des extravagances végétales. Claire pose les touches, caresse la feuille à la lenteur ou à la vitesse qui lui sied et s’arrête au gré d’un moment choisi.

Elle puise son inspiration dans ce contact direct avec la nature. C’est en soi une attitude classique, fondée sur une longue tradition. C’est une nouveauté pour notre époque qui redécouvre la proximité du réel avec une jubilation presque ébahie. Pour Claire, l’évidence n’a pas besoin que l’on se pose la question. Elle est éprise de son motif et développe sa pratique dans ce face à face avec le végétal.

Le vent frais du jour brutalise tendrement le feuillage. Le ciel, arqué sur une vague nuageuse, ternit ou illumine subrepticement la broussaille impénétrable. Ce n’est pas un simple prétexte pour peindre, mais un besoin presque charnel de ressentir vibrer dans son propre corps ces masses moutonnantes, dissemblables, enchevêtrées, induites d’un besoin de se nourrir de la terre pour mieux s’y épanouir.
Que la peinture de Claire nous renvoie ce ressenti traduit l’intensité de son engagement.

Ses pastels et ses toiles ne décrivent pas. Ils subvertissent le visible pour n’en garder qu’une apparence chargée d’un autre accord qui est celui du sentiment rencontrant l’espace de la peinture et qu’il s’agit de traduire dans le langage des images. Le sentiment porte en lui l’émotion de l’instant vécu et son inscription sur la toile ouvre à une pensée plus vaste.
L’artiste déploie son rythme fluide et mouvant comme un essaim de tâches qui s’agglomèrent sans jamais se figer. Sa pensée est source, murmure liquide baigné de soleil, décantation des couleurs en facettes imprévues et aussitôt recomposées. Souveraine qu’elle est dans leur emploi par la magie inconsciente des dons qui l’habitent.
La chair de sa matière enregistre avec avidité les inclinaisons multiples de son œil. Sa vitalité, imprégnée de tous les parfums de l’action, recouvre le support.

Les compositions de Claire ont ce goût de l’inachevé permettant toutes les respirations possibles. Elles sont la promesse d’un ailleurs éclairant la surface du tableau de sa présence. Une expression jaillit qui n’a jamais la même saveur, alors que le sujet ne change pas. L’espace se découvre en perpétuelle redéfinition.

Claire ne calcule pas. Sa mathématique est d’un autre ordre. Son intuition garde la main sans s’empêcher de se nourrir aux voies du raisonnement et de la comparaison- La rigueur instinctive de Cézanne, la légèreté limpide de Marquet, le goût de Matisse pour l’expression décorative- Le vocabulaire de la peinture se dévide, remâché, réinitialisé, consommé avec gourmandise. Nous ne sommes pas dans la rupture, mais dans une continuité qui affirme paradoxalement ses capacités à dire la même chose autrement.

Avec l’apparition des dernières toiles, le travail sur le motif paraît s’éloigner. Il ne semble pas que l’artiste se soit lassée de cette pratique, mais son instinct a pu deviner ce qui risquait de se figer ou de s’amoindrir dans une redite sans autre exigence. L’appel de la forêt a cédé le pas à un autre impératif, à moins que ce fut cet appel-même qui permit cette transformation intérieure, lentement mais sûrement, comme un fruit qui mûrit et se goûte différemment.

Ce qui était à l’œuvre dans les pastels gras, à savoir une accumulation presque envahissante de matière déposée, s’épanouit dans les huiles récentes. Elles s’enfoncent dans une couverture plus croûteuse, plus arrêtée en apparence, plus pénétrante.
L’image, moins agitée, se fait plus frontale, plus monumentale dans sa réception. Une impression d’immobilité résonne avec une nouvelle vibration, enfouie et vivace, burinée et cristalline. L’artiste ne cherche plus à tout retranscrire. Elle se focalise sur certains signes, des traits, des traces qui tendent à abstraire la forme initiale en la simplifiant. Les couleurs se replient parcimonieusement. Elles bruissent en mesure tout en chargeant l’une d’entre elles de dire plus explicitement cette forme soudain révélée.
La lumière a pris le pouvoir. C’est elle qui impose sa lecture et sa présence. Elle décrit les signes plastiques. Elle les fait exister par infusion, par préemption complète de l’espace. Elle transforme leur signification pour mieux faire corps avec la vision de l’artiste. Elle se confond avec cette vision.

La primauté de la lumière ouvre une béance pleine de promesses dans ce dépassement des expérimentations précédentes. Il n’y a pas perte sensible ou expressive, ni fraîcheur altérée. Il y a cette toile, retravaillée longuement durant l’ été 2021 d’où perce un soleil incandescent, brûlant comme une méduse et qui accule toute la végétation dans l’angle opposé. Malgré cela, plantes et morceaux de terre se hissent à la pointe de leur possibilité physique pour jouir aussi de la lumière offerte. L’ensemble du tableau est traversé par cette poussée vivante qui bourdonne de tous ses pores. L’expressivité est tempérée par le travail sur la matière. Elle gagne en profondeur ce qui la bride dans le mouvement.

Claire s’avance dans son art avec une délectation réjouissante et communicative. Elle a l’avantage de ne rien se refuser, autant par nécessité que par goût. La sensualité se mêle à la gravité et la nature perd tout caractère anecdotique dans l’abstraction qui la représente. Gageons que la suite offre à notre contemplation de nouveaux mystères picturaux que Claire saura composer avec le même allant.

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